Rafik Greiss: Closer
Reliés par un cadre métallique plus grand, deux barres de métro annoncent l'absence de corps qui pourraient s'y accrocher pour les soutenir. Les poignées bleu marine qui y sont fixées, dans l'attente d'une main tendue, restent vides. Soudain, cette citation de l'infrastructure urbaine ne rappelle plus ce pour quoi elle a été prétendument créée – l’humain moderne – mais prend une autre valeur formelle. De même, une chaise d'avion située à proximité a été déconstruite au point d'être presque méconnaissable. Loin d'être un lieu de repos anodin, la carcasse restante incorpore l'espace négatif qui l'entoure, rendant singulier ce qui était autrefois banal. Telle est la vie des objets telle que la voit Rafik Greiss. Pour sa première exposition personnelle en Europe, Greiss porte une attention particulière aux objets, idées et individus qui ont été marqués par la dislocation spatio-temporelle des environnements urbains. Le résultat est une combinaison de photographies, de sculptures et d'installations qui explorent les thèmes du déplacement et de la vulnérabilité – du dit "rapprochement".
L'adjectif " closer " est relatif ; il décrit un mouvement qui est aussi une anticipation, une orientation progressive qui existe sans valeur absolue. Se "rapprocher" comporte le double danger de surestimer ce que nous avons en commun ou ce qui nous sépare. Dans ses photographies, Greiss se concentre moins sur les sujets ou les objets individuels que sur les éléments qui les relient. Dans sa série "The Backfire Effect" (2021), l'artiste présente plusieurs photographies d'oreilles grandeur nature, chacune étant accompagnée d’une dalle podotactile The "backfire effect" fait référence à la théorie des biais cognitifs du même nom, avancée pour la première fois par les politologues Brendan Nyhan et Jason Reifler en 2006, selon laquelle les individus sont tellement attachés à une croyance particulière qu'ils ne se contentent pas de rejeter tout fait ou preuve contraire à celle-ci, mais finissent par la renforcer dans leur point de vue initial. Dans cette série, Greiss répond à cette théorie ainsi qu'à sa propre expérience de participation aux manifestations Black Lives Matter de Londres de l'été 2020, lorsqu'il a observé comment certains individus se concentraient plus intensément sur le son de leur propre voix que sur le refrain de la foule. Que perd-on, semble demander Greiss, lorsque l'on accorde trop d'importance à l'individu ?
Dans une autre photographie ("Limerence", 2021), deux personnes s'embrassent dans le mouvement rouge d'une piste de danse enfumée. Leurs visages ne sont pas visibles, enfouis dans les creux du cou et des épaules de l'autre. Dans le chaos du club, leur étreinte mutuelle devient la force motrice de l'œuvre. Greiss capture une ambivalence similaire dans la photographie "Untitled (the Light that Filters through the Green)", 2017: ici, une fenêtre embuée porte les traces de doigts qui, dans leur sillage, ont rendu le verre transparent, permettant d’apercevoir le vert d'une forêt. Cette gravure dans la condensation rappelle aussi bien la signification linguistique des hiéroglyphes que la nostalgie des gribouillis de l'enfance sur les vitres pluvieuses des voitures. Pourtant, cette scène est également instable. Les marques s'effaceront, vulnérables aux conditions de température et de temps, comme nous le somme toustes. Cette transition subtile vers l'universel est un effet courant dans le travail de l'artiste, qui traite souvent du passage du temps et de ses possibilités (sinon garanties) d'effacement et de disparition.
Sans faire de moralisme ou de manifeste, Greiss propose néanmoins un moyen de lutter contre l'inévitable déclin de nos réalités matérielles. Cette proposition consiste à marquer le monde davantage, à le marquer plus profondément et plus souvent. Au sol de la galerie se trouve un coffret qui contient de nombreuses clés avec lesquelles les visiteur.se.s sont invité à rayer l’ensemble des plaques de métal. Cet acte de "vandalisme" collectif engendre une poétique de l'espace qui se fonde sur la présence et le hasard. Par ce travail qui est aussi un jeu, l'artiste interpelle les frontières entre public et privé. Plus largement, il évoque les questions relatives aux frontières en tant que mécanismes de contention des personnes et des terres. Comment pouvons-nous comprendre le concept de frontière à travers les sens ? Une fois que les frontières ont été grattées, sondées, écoutées et goûtées, la position d'une personne d'un côté ou de l'autre peut soudainement sembler moins justifiable, moins logique. Ce n'est pas une démarche scientifique d'impartialité que suit Greiss, mais une proximité personnelle qui donne lieu à un respect et une compréhension réciproques.
"Closer" est une métamorphose progressive, une exposition qui nous rappelle que l'intimité n'est rien d'autre qu'un degré de proximité. Ici, Greiss demande une proximité qui se rapproche encore, que ce rapprochement aboutisse ou non à un moment de rencontre, ou que, comme les navires qui se croisent dans la nuit, ce qui était proche devient lointain.
Lou Ellingson