Jonathan Binet: une rose est une rose est une rose
Jonathan Binet peint en définissant d'abord les formes de son cadre, qui devient la première matière et la matière première de la peinture. Il se tient au seuil de la conception de Maurice Denis, pour qui « un tableau est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » (1912). Le travail de Binet rappelle certaines courbes tangentes à celle que le formalisme de Clement Greenberg a tracée pour le modernisme. À partir de la matérialité de la peinture, des artistes comme Mary Heilmann, Olivier Mosset, Claude Rutault et Steven Parrino, les mouvements Supports/Surfaces et B.M.P.T. dans les années 1960 et 1970, ont pris de telles tangentes. Dans cette lignée, Jonathan Binet prend devant la peinture un pas de recul, la saisissant comme par surprise, en amont d'elle-même.
Vers 2017, Binet déforme le cadre, lieu d'existence de la peinture. Vers 2018, le geste de découpe est amplifié, ne servant plus seulement à délimiter la zone de peinture mais pénétrant à l'intérieur même de cette zone. La mire se règle. Dans une oeuvre datée entre 2015 et 2018, la découpe produit dans la toile ce que Gordon Matta-Clark réalisait dans les murs : un trou, une percée, dans un espace que le geste ne forme plus mais auquel désormais il s'intègre, qu'il informe. Dans le trou, soit derrière le tableau, émerge un autre espace, ce paradoxe rappelant ce que Jacques Derrida écrivait en 1978 dans La vérité en peinture : « Il n'y a pas de cadre naturel. Il y a du cadre, mais le cadre n'existe pas. » Vers 2020, le support de Binet est laissé tranquille et ses surfaces ne 2sont plus percées, mais sa peinture porte toujours une inquiétude, un manque persistent. Peindre ainsi, à peine, incomplètement encore, équivaut à interroger une fois nouvelle le médium sur son essence.
À ce titre, les dernières oeuvres de Binet semblent dresser un bilan. Les luttes avec la décision et la règle demeurent. Les tableaux, trouvés dans le commerce, sont d'une taille standard, normalisation qui ne règle la question du format que partiellement puisque plusieurs tableaux sont tout de même déformés. La meuleuse - disque rotatif utilisé pour travailler l'acier, la pierre et le béton, qui remplace ici le pinceau - dont Binet se sert, pour découper les cadres comme pour peindre, est inappropriée. Elle raye la surface de la toile, ôte son apprêt, retire de la matière plutôt qu'elle en ajoute. Le geste est attentatoire, dangereux, presque sacrilège ; parfois il perce accidentellement la surface. Dans le sillage de l'Erased De Kooning Drawing de Robert Rauschenberg, les dernières oeuvres de Binet posent au regardeur un problème, au sens d'une énigme à résoudre et d'une difficulté à surmonter : "Comment est-ce fait ?"
Pour Binet, "Comment faire ?" reste donc une question centrale. Il fait en tirant les conséquences d'une idée jusqu'à son épuisement, cherchant à rassembler la pensée et l'action dans un même temps. Processus inachevable, entropique, que Binet conduit pourtant avec une joie extatique. En sortant du cadre purement autoréflexif de sa peinture par la couleur et la composition, qui prennent ainsi une importance inattendue, il transmet le plaisir de la contrainte outrepassée.
- Guillaume Oranger