Neïl Beloufa: Les Manques Contenus
« People’s passion, lifestyle, beautiful wine, gigantic glass towers, all surrounded by water »
Dans cette première vidéo, des personnes décrivent leur style de vie et le lieu dans lequel elles habitent. Dans leur discours tout semble un peu trop parfait... tout est « propre » autour d'elles, la nature est luxuriante, les gens font du vélos, chaque tour d’habitation moderne dispose à sa base d'une fontaine ou d'une rivière artificielle. Curieusement, plusieurs des propos des intervenants reprennent des éléments d'utopies occidentales telles qu'on les formulait au XIXeme siècle, pleins de « vivre-en-commun », de partage de l'intimité, du travail et des loisirs, ou évoquent des descriptions du paradis tel qu'il peut être suggéré dans certains textes religieux. A chaque plan, l’image se repositionne dans l’espace de projection en fonction de son éclairage et de sa situation par rapport au soleil dans une sorte de géolocalisation énigmatique. Ce dispositif, associée au discours idéalisé des protagonistes, nous laisse le sentiment d’avoir peut être vu le film de propagande d'une secte new-age ou un documentaire sur une communauté mystique...
Neil Beloufa a en fait demandé à des habitants de Vancouver choisis au hasard des rencontres de raconter devant la caméra ce que serait le lieu idéal pour vivre. Ce lieu pouvait être fictif ou réel et les arguments, pensés ou inventés. Leur seule contrainte était uniquement de tenir des propos « positifs ».
« The Analyst, the researcher, the screenwriter, the cgi tech and the lawyer »
Dans cette deuxième vidéo, on assiste depuis un hélicoptère à une scène urbaine en apparence banale, mais qui fait pourtant immédiatement penser aux images de course-poursuite tournées par la police américaine et retransmises par la télévision.
Neïl Beloufa a choisi de montrer ces images à divers « experts » issus de catégories professionnelles très différentes, toutes habituées à produire du discours ou de l’analyse. Ainsi, une chercheuse médicale, une scénariste, un technicien d’image de synthèse, une avocate ou encore un analyste environnemental défendent leur point de vue sur ces images, élaborent un scénario qui expliquerait ce que nous avons sous les yeux. Ils n'ont aucune indication de lieu, ni d'indices sur les images filmées. Leurs interprétations, imbriquées au montage, construisent dans leur ensemble un scénario plus ou moins cohérent.
On ne sait effectivement pas ce qui se joue derrière ce qui est filmé et les images peuvent sembler à la fois tout-à-fait banales, ou au contraire inquiétantes. Le récit permanent des intervenants qui «décryptent» les images nous empêche en réalité de nous concentrer sur notre propre interprétation.
LE BIEN / LE MAL / LE DISCOURS
Les deux vidéos pourraient présenter une opposition entre le « bien » et « mal », l'une décrivant un pseudo idéal de vie à la sauce techno-hygiéniste, l'autre nous renvoyant au contraire aux malaises des mégalopoles, à l'insécurité, à la surveillance et la suspicion généralisée. Mais ce serait bien trop réducteur d'en rester là. Les deux œuvres se répondent, s'assemblent ou s'augmentent en réalité grâce à l'ensemble du dispositif qui s'étend à tout l'espace d'exposition, ajoutant de nouvelles couches de sens. Les structures qui « supportent » les vidéos se prolongent en effet dans l'espace et servent d'armature à la présentation d'une multitude d'images découpées, d'objets, de photos, qui démultiplient les projections pour les transformer en volume et qui nous confortent dans l'idée d'une exposition comme imbriquée dans ellemême, un peu comme dans La Maison des feuilles, le célèbre roman de Mark Z. Danielewski,
Il s'agit donc bien d'un environnement, et il nous oblige à relire conjointement les deux vidéos qui dualisent l'espace. L'expérience devient presque paranoïaque.
On découvrira alors, dans ce va-et-vient constant entre images animées, fragments de discours, objets détournés, recomposés, images prélevées ou mini-sculptures, une puissante veine surréaliste, telle qu'on peut la concevoir aujourd'hui : c'est sur l'impossibilité même de tout discours et de tout jugement que Neil Beloufa prolonge sa singulière recherche artistique, dans une forme d'écriture automatique actualisée où tous les supports s’énoncent, se dénoncent et d'une certaine manière se disqualifient. A côté de son habituelle habileté à fabriquer des films, ce dompteur d'image continue de parcourir le monde, pour le siphonner.
– Gaël Charbau