Puppies Puppies (Jade Kuriki Olivo): Anxiety, Depression & Triggers
Chère Jade,
Te parler directement me semble être la chose à faire ici. Toi et moi, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Mais si je suis mon intuition, je dois te dire que ce que j’ai écrit il y a quelques années ne concernait pas seulement ton travail, cela te décrivait toi aussi : (...) Puppies Puppies est générée par une dynamique contradictoire entre ce qui est intimement proche et ce qui est lointain, parfois même inatteignable. J’ajoutais que le récit que tu avais construit te faisait toujours apparaître de manière hyper présente, alors même que tu y disparaissais derrière une structure alambiquée de signes et de chemins - comme dans un labyrinthe.
Depuis un moment maintenant, je nourris une fascination suspecte pour ce labyrinthe. De la tragédie au désir, ta biographie continue de déteindre sur ton travail. Par moment, au milieu de ces visions sentimentales ou graves, je me surprends à me demander qui est en train de parler, et avec quelle voix. Est-ce que j’observe ici le déploiement d’une identité artistique ou le décryptage de la vie d’une personne ? Les deux pôles restent imbriqués et
s’alimentent réciproquement.
Plus des matériaux ready-mades (habituellement produits en masse, industriellement) servent à illustrer la vie hyper-privée que tu as vécue jusqu’ici derrière le masque public de Puppies Puppies, plus je suis tenté de croire que ce qui importe en réalité n’est pas l’origine de cesmatériaux mais à quoi (ou à qui) ils s’adressent. Et finalement il m’importe moins de savoir à qui appartient cette voix que j’écoute que dedécouvrir vers où elle se dirige.
Tout discours, indépendamment de son intention, joue avec l’anticipation, et de ce point de vue, Puppies Puppies a beaucoup réfléchi sur letrauma et la mort. Libère-moi de l’asservissement ! Je dois l’avouer, c’est agréable de pouvoir te parler directement. Néanmoins, quand j’y repense, je réalise que ton travail n’a jamais rien dicté. Il n’a jamais été prononcé d’un point de vue autoritaire, ni n’a essayé d’en proclamer un. En un sens, même avec un nom comme Puppies Puppies, tu n’as jamais insisté sur ta propre identité d’auteure.
À Paris, tu exposes des gâchettes qui ont été retirées mécaniquement d’armes à feu aux États-Unis. Sans appareils pour être actionnées, ces gâchettes isolées constituent une forme de métaphore méchante et maladroite de la castration du pouvoir phallocentrique. Mais ce n’estjamais aussi simple. En y réfléchissant, les pistolets absents et les gâchettes ne sont que des quasi-readymades car ils impliquent l’actiond’enlever quelque chose.
Plus que ça, tes travaux contiennent une critique en eux-mêmes. Un readymade peut seulement déclencher une association et ce n’est jamais vraiment à la chose elle-même qu’il se réfère. Dès lors, ces déclencheurs (les gâchettes) représentent le potentiel et la limite du ready- made lui-même. Mais peut-être qu’une telle autoréflexivité de l’art - ce moment où une œuvre discourt ou même révèle la structure de sa mise en place, de son fonctionnement - est son talon d’Achille.
La matérialité du chevauchement entre l’auteur et ses références, entre ce qui est pris dans le monde et ce qui lui est ajouté, est, pour mâcher une fois encore le vieux chewing-gum de Duchamp, vraiment mince. Dans les cas les plus concluants, le moment ne marque pas un résultatdialectique mais plutôt une fusion effective des marges incluses.
Comme l’eau, ces marges entrecoupées relèvent autant de l’acte de refléter que d’une machine de répression, de la construction d’une simple fiction, de la représentation de la formation du moi et du degré de fragilité et de précarité du procédé - avec la certitude qu’une identité neuve peut-être engendrée une fois encore.
Puppies Puppies a toujours bricolé à partir de la membrane percée entre l’imagination et l’expérience de la réalité, quelque chose qui n’est pas vraiment perforé en soi, mais qui est peut-être structuré comme un layer cake. Rappelle-toi McArthur Park de Donna Summer : une discussion sur l’amour perdu, l’onctuosité du glaçage qui fond sous la pluie.
La douceur sucrée qui s’écoule dans les égouts.
Parce que les choses changent. Surtout les directions. Récemment, tu as partagé une citation de Murakami qui compare le destin à une tempête de sable. Tu peux changer de direction, dit la citation, mais la tempête de sable continue de te poursuivre.
La tempête de sable ne vient pas de très loin. Ce n’est rien d’autre que toi. Cette tempête de sable, ce cyclone, c’est toi.
Tenzing Barshee
traduit de l’anglais par Jules Goupy