Alex Ayed: Letters from Kattegat
"Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ? Où est votre mémoire tribale ? Messieurs, dans cette voûte grise. La mer les a tous enfermés. La mer, c'est l'histoire". - Derek Walcott
Cher Alex,
Je rédige cette lettre depuis une rame du métro new-yorkais branlant, les corps vacillent alors que nous nous dirigeons vers Manhattan. Où es-tu ? Es-tu en mer ? La dernière fois que nous avons échangé, c'était le cas. En mer, dans le détroit nordique et lointain de Kattegat, où tu t'entraînes pour devenir un marin professionnel dans la tradition d'Achab, d'Ulysse, de Popeye... Il s'est passé tellement de choses. Entre-temps, je veux dire. Tu as obtenu ton brevet de capitaine. Un bateau aussi. Tu m'as dit que le bateau s'appelle Tindra, un nom, insistais-tu, que tu ne peux pas changer parce que ça porte malheur (Un peu gêné, tu m’avais avoué que ce nom se traduisait par "scintille" en suédois). Tu as dit que ton bateau était solide, sa coque étant en acier. Tu as dit qu'il était si solide que tu pourrais naviguer jusqu'à l'Antarctique. Alex, s'agit-il d'un vrai projet réel ou d'une plaisanterie ? J'ai aussi passé l'été à la mer. La Méditerranée : une étendue bleue miraculeuse, double face comme Janus, paradoxale : un paradis pour les classes oisives; un cimetière jonché de corps, aussi. Comme ce poème de Marianne Moore, tu sais de quoi je parle ? Tu l'as dit toi-même dans une lettre : "elle est comme une créature vivante avec des émotions... douce mais assez brutale". Tout à fait. La Méditerranée est lunatique. Elle avale les gens en masse. En août, j'ai rencontré une femme gabonaise qui avait tenté de passer en Grèce depuis la Turquie à sept reprises, chaque fois interceptée par les garde-côtes grecs, chaque fois refoulée. Tout cela alors qu'elle était enceinte, tout cela alors qu'elle était seule. Elle a réussi à passer la septième fois, grâce à l'argent remis à un passeur et à un zodiac précaire. Bien qu'elle vive aujourd'hui dans un pays entouré par la mer, elle me dit qu'elle ne supporte pas de la regarder. Elle ne sait pas nager. La mer cache des histoires. Alex, je pense aux voiles hétéroclites que tu as rassemblé, provenant de navires et de chantiers navals du monde entier. Elles sont en lambeaux, abîmées, tachées par le temps, par l'expérience. Si seulement elles pouvaient parler. Quels récits relateraient-elles ? Quelles horreurs et quels ravissements ont-elles vécus ? (Tu les as décrites un jour comme des tableaux faits sans peinture). Tu es un rêveur. Pour quelle autre raison aurais-tu choisi de devenir marin ? Tu compares tes voiles à des écrans, des surfaces sur lesquelles on peut se projeter. Un lieu où tout est permis. Où la fiction devient réalité. Tu as remarqué que la science-fiction à ses débuts envisageait des choses grotesques comme des robots et des vaisseaux spatiaux. Nous y sommes. Wowooo les gens appellent cela « manifester". Tu as un faible pour les animaux. Je me souviens être entré une fois dans un espace d'exposition caverneux à Milan où tu avais une exposition et d'avoir été frappé par l'odeur du foin, des excréments. Des traces d'animaux que tu y avais fait passer. Tu m’avais dit que les animaux, parce qu'ils vivent le monde différemment, sont une sorte de miroir. Ils nous obligent à sortir de nos têtes d'humains encombrées. Peux-tu me parler de la mouette qui se trouve dans la galerie ? On dirait qu'elle dort. Ou peut-être fait-elle du yoga ? J'ai googlé les mouettes et internet m'a dit qu'elles devaient être vénérées parce qu'elles renferment les âmes des pêcheurs noyés. J'aime les considérer comme des présences porteuses d'espoir. Elles indiquent au marin itinérant que la terre n'est pas loin. Je découvre qu'il y aura une autre exposition, ouverte en même temps que l'exposition à Balice Hertling de l'autre côté de Paris. Apparemment, tu enverras des missives de la mer au public de là-bas, un peu comme celles que tu m’envoies, via une immense antenne. Une note sur la forme d'un nuage. Une méditation sur des propos entendus à la radio du bateau. Ton impression d'un orque qui passe. Des schémas de vent. Des dépêches psychiques. Alex, une grande partie de ton travail porte sur l'acceptation de l'inattendu, sur la foi, sur la soumission à ce que le monde t’offre. Le hasard, la sérendipité, son contraire. Maintenant, ton compagnon d'armes est la mer - indisciplinée, impossible à dompter. Myriam, une amie commune, t’appelle "un voyageur", et c'est bien ainsi. Un jour, tu as plaisanté sur la possibilité de te perdre, non pas dans la mer, comme Bas Jan Ader, mais dans une correspondance entre inconnus. Plusieurs mois plus tard, nous ne nous sommes toujours pas rencontrés, mais je pense que nous ne sommes plus des inconnus. Est-ce juste ?
Amitiés, Negar