Julie Beaufils: Démo
Balice Hertling a le plaisir de présenter Démo, une exposition personnelle de Julie Beaufils.
À la fin du film Sans Filtre (Ruben Östlund, 2022), échoué.es depuis plusieurs jours sur une île et ayant perdu tout espoir, les protagonistes réalisent que ce lieu qu'ils pensaient désert abrite en réalité un resort de luxe. La découverte des portes métalliques d’un ascenseur incrustées dans les rochers précipite la nature présupposée sauvage dans la catégorie de la scénographie - ou de la simulation. Les oeuvres présentées dans Démo provoquent un effet semblable : entre joyeuse stupeur de reconnaître un élément familier et malaise de le retrouver là où il ne devrait pas être, une vague sensation de déplacement.
Perçue d’abord comme abstraite, la peinture de Julie Beaufils laisse de l’espace pour le discernement des formes. L’incongruité des plans et les perspectives brisées nous empêchent néanmoins d'identifier complètement et de manière lucide un sujet qui serait extérieur à la peinture elle-même. Le regard est maintenu dans un état de doute nébuleux, provoquant des brefs court-circuits sémiotiques alimentés par des titres concis et énigmatiques. Dans Le Parc, alors qu’un relief en premier plan évoque de prime abord la descente convexe d’un skatepark, la superposition impossible d’une autre forme bleutée semble donner accès à une autre dimension. Une silhouette organique - peut être une branche - tombe d’une déchirure dans le fond/ciel de L'Éclipse rouge. Plusieurs temporalités s'effondrent l’une sur l’autre, de multiples narrations se chevauchent, alimentant le soupçon du “bug” dans le système.
Ces compositions ambiguës résultent de processus poétiques de réduction, élaborés au gré de stratégies chromatiques et spatiales spécifiques qui trouvent leur origine dans une pratique constante du dessin. L’archive sur papier sert à Julie Beaufils de dictionnaire de formes, d’abécédaire dans lequel puiser pour composer une cartographie de plus en plus émancipée du réel.
Lorsque les strates fines et poudreuses de pigments naturels, de rouges, d’ocres, de jaunes lavés au bleu semblent contenir les étendues silencieuses et inhabitées des panoramas désertiques, les oeuvres renvoient d’avantage à ce que notre culture visuelle a fait de ces espaces. Tout référent dans le réel est absorbé par sa version filtrée, à l’aune de l’analyse de Jean Baudrillard de la nature virale des signes et de leur progressive substitution à une supposée “réalité” physique. Chaque oeuvre de Julie Beaufils est un arrêt sur image d’un possible road-movie à travers une planète vide.
Dans l’ultime road-movie de Wim Wenders, Jusqu’au bout du monde (1991), c’est justement depuis un laboratoire caché au milieu du désert australien que le Dr Farber essaie de mettre au point une machine à brancher directement au cerveau, afin d’y enregistrer des images et en extraire des souvenirs et des rêves.
Les oeuvres de Julie Beaufils fonctionnent sur le modèle de cet appareil controversé, en proposant une promiscuité poreuse entre intérieur et extérieur, entre l’immensité de l’horizon et la multitude d’images stockées dans les profondeurs de la réalité cérébrale. La série de peintures sur bois fait référence à l’imagerie symboliste des illustrations de Pamela Colman Smith (1878 - 1951) pour le jeu de tarot Rider-Waite et offre à l’exposition un champ lexical affranchi de tout lien avec l’extérieur. La nature introspective et insaisissable de ces petits formats actionne de multiples processus génératifs de sens, selon les expériences et les perspectives individuelles. Comme lors d’un tirage de cartes, une infinité de combinaisons et d’interprétations s’ouvre au lecteur.