une exposition organisée par Julie Beaufils, Ana Iwataki et Marion Vasseur Raluy
avec les oeuvres de Bogdan Cheta, Susan Cianciolo, Sean MacAlister et Paolo Thorsen-Nagel
Balice Hertling project space
47 rue Ramponeau, Paris
Miniaturiser, c’est rendre portatif : la forme idéale de propriété pour le vagabond ou le réfugié. Benjamin était bien sûr à la fois un vagabond, qui se déplaçait sans cesse, et un collectionneur, chargé d’objets - c’est à dire de passions. Miniaturiser, c’est dissimuler. Benjamin était attiré par l’extrêmement petit comme par tout ce qu’on peut déchiffrer : emblèmes, anagrammes, écriture. Miniaturiser signifie rendre inutile. Car ce qui est absurdement réduit est, en un sens, libéré de toute signification - la petitesse devient son trait saillant. C’est à la fois un ensemble (complet) et un fragment (aux proportions inexactes, trop petit). Cela devient un objet de contemplation désintéressée ou de rêverie.
- Susan Sontag, Sous le signe de Saturne
L’acte de miniaturisation est une façon d’appréhender l’immensité du monde en ne retenant que certaines parties de celui-ci. C’est à la fois sa fragmentation et sa version réduite - la reconstitution d’un plus petit écosystème. Une forme d’intimité pour s’opposer à l’étendue. Fabriquer une oeuvre d’art, collectionner des objets ou organiser une exposition avec des artistes et des oeuvres permettent une possession partielle de ce qui ne peut jamais être complètement possédé, assimilé ou conquis. C’est une sorte d’assouplissement des tourments du désir, du manque et du besoin insatisfait. Un baume, jamais un remède.
Lèche-vitrine, window licking en anglais, est un terme français signifiant littéralement aller faire les boutiques. Cette expression suggère avant tout le plaisir de posséder à travers le regard un ensemble d’objets mis sous verre formant un petit univers. Bog- dan Cheta s’est ainsi installé au bureau face à la vitre de Balice Hertling pendant plusieurs jours. A la fois spectateur et acteur, sujet et objet, il s’est confiné entre ces murs et a réduit son champ de vision aux quelques mètres de trottoir de la rue Ram- poneau. Une étrange triangulation s’est établie entre l’artiste et la galerie, entre la caméra de surveillance pointée sur lui, entre le voisin d’en face à son balcon et ainsi de suite. Ce drame est relaté dans une oeuvre écrite. Les visiteurs sont invités à prendre la place de l’artiste ou du galeriste au bureau et d’assumer leur propres pulsions de voyeurisme. Bogdan Cheta est intervenu physiquement à l’intérieur de la galerie en traçant une ligne d’horizon sur les murs de l’espace en tendant au maximum sa main.
Ses explorations offrent un écho lointain aux “kits” de Susan Cianciolo. Installés sur des couvertures, des tapisseries, ou d’au- tres petites oeuvres de l’artiste et ici présentées sur de simples tables, les kits se composent de peintures miniatures, des photographies annotées, des notes sur des post-it, des morceaux de tissus ou de papiers coupés et autres résidus “doulou- reusement personnels” de sa vie. Ces oeuvres portatives, touchantes par l’intimité de leur taille et de leur contenu, sont à la fois des petits univers, des capsules temporelles, des archives, des reliquaires, des boîtes à outils. Dans les années 90, Susan Cianciolo fut reconnue pour son travail de designer de mode notamment dans le cadre de la création de sa ligne de vêtements RUN. Rapidement elle s’intéressa aussi au contexte de leur création. En 2001, elle transforme la Chelsea Gallery en un espace de maison de thé, de boutique de vêtements et de lieu d’art. Aujourd’hui elle continue à produire des oeuvres à la lisière de la mode et de l’art.
La pièce sonore de Paolo Thorsen Nagel imprègne et voyage au sein de la galerie. Cette mise en place invite le spectateur à devenir flâneur. La composition sonore - suggérant différentes diasporas auditives - insiste sur le fait qu’il n’y a pas de position idéale pour être à l’écoute, ni de placement plus avantageux qu’un autre, mais que l’on peut simplement jouer lui-même. Nous entendons l’artiste prendre le métro vers l’aéroport d’Athènes. Le trajet est enregistré sur une bobine sonore qui ne capte qu’un nombre limité d’ondes électriques. Un captage du monde donc, mais avec des contraintes choisies : la miniaturisation via l’isolation électromagnétique. D’autres canaux de sons interviennent à intervalles variés, qui créent un scénario juxtaposant des enregistrements pris sur le vif en Grèce avec des sons de la vie domestique de l’artiste : des samples de ses activités quotidiennes, des bribes de conversations sur Skype. Le sampling miniaturise le monde personnel de l’artiste au point de pouvoir le rendre public sans le divulguer totalement, car ici tout ce qui est personnel devient abstrait dans une mise en abyme auditive.
Les dessins de Sean MacAlister tirés de la série Relief ponctuent l’espace. Flottants, élusifs, ils résultent d’un processus sensi- ble et laborieux : l’effacement de couvertures du magazine The New Yorker jusqu’à ne laisser apparaître que quelques formes. Scolarisé à domicile et artiste autodidacte, Sean MacAlister a d’abord pressenti le monde à travers les magazines en display au supermarché du coin. Les restes de figures perceptibles dans ses oeuvres capturent un moment précis : son engagement physique avec les matériaux et ses réflexions sur la représentation par les médias de la politique mais aussi l’humilité de son attitude par rapport au faire, à la fabrication d’une oeuvre d’art et la construction d’une identité.
D’une certaine manière, nous sommes réduits ici à l’échelle de notre propre corps - notre main, notre oeil, notre oreille. Amener l’incommensurable à la portée de notre propre espace physique est une façon d’accepter notre incapacité à tout posséder et tout retenir. Dès lors, comprendre le monde c’est toujours le comprendre partiellement et l’accepter devient un moyen de s’émanciper. Comme un regard furtif par la fenêtre qui permet d’apaiser momentanément les frustrations du désir.