Art historian Zoe Stillpass in conversation with artist Julie Beaufils about the affective force of painting

June 2020
Art historian Zoe Stillpass in conversation with artist Julie Beaufils about the affective force of painting

Zoe Stillpass: Il y a quelques années, tu as pris la décision de passer de la figuration à l’abstraction. Je trouve beau qu’il ait été vraiment nécessaire pour toi de sauter le pas, comme si cette volonté était presque hors de ton contrôle. Peux-tu parler de ce changement ?

Julie Beaufils: Le trait lui-même était trop présent. Le passage de la figuration vers l’abstraction s’est fait petit à petit, après une série de dessins figuratifs réalisés à l’encre. Dans ce projet, chaque dessin correspondait à une référence de la culture populaire occidentale du 20ème siècle - un film, un clip vidéo, une chanson. Le trait se rapprochait de plus en plus du signe, voire du logo. Comme s’il enfermait chaque forme dans une mimique d’elle-même, une image facilement reconnaissable et classable parmi des symboles. Rien de mal à ça, mais pour moi, c’était comme si ce trait était devenu une limite plus qu’un outil. A ce même moment, j’ai voyagé pour la première fois au Brésil, pour une exposition. Voir l’art et l’architecture locale, m’a fait réaliser que ce que je pensais être figuratif ou abstrait ne faisait plus vraiment sens là bas, c'était une définition occidentale ou plutôt ma pensée occidentale par rapport à une nouvelle réalité. Je pense en particulier à l’artisanat des peuples indigènes. Les motifs de leurs tissages me paraissent abstraits alors qu’ils reprennent les couleurs et les motifs des pelages et plumages d’animaux dont j’ignorais l'existence. C’est l’incertitude de la séparation entre figuration et abstraction que je trouve intéressante. Cette zone entre-deux où tout devient flottant est riche car, justement, rien n’est défini ou immuable. En ce sens, en peinture, atténuer le contour et approfondir mes recherches sur les couleurs semblaient être des étapes nécessaires.


Untitled, 2018. Graphite sur toile, 100×100 cm / 39 3/8×39 3/8 inches

 

 

Z.S.: Peux-tu expliquer la technique que tu as développée, ta manière de travailler ?

J.B.: Sans complètement abandonner la figure, j’ai gardé le dessin comme pratique fondamentale. Chaque ligne tracée s’est mise à exister pour elle-même dans une composition, sans plus être le contour de quelque chose. Suite à cela, j’ai changé toute ma manière de travailler - de la façon de préparer mes toiles jusqu’à la préparation de mes couleurs à l’huile. Je choisis une toile très fine et, tout en l’encollant, je conserve sa couleur écrue originale. Finalement, les couleurs diluées apparaissent plus mattes. Plusieurs couches de différentes teintes sont nécessaires pour obtenir une même couleur.

 

Z.S.: Ce qui m’a frappé tout de suite dans tes tableaux récents sont les couleurs. Les combinaisons sont très belles mais étranges. Il y a une sorte de vibration entre les couleurs qui crée comme des atmosphères. Peux-tu parler davantage de tes choix de couleurs et de leur importance pour toi ?

J.B.: Dans chaque tableau, les combinaisons de couleurs dépendent d’une première teinte qui initie la composition. Ensuite, c’est comme une réaction en chaîne. Une fois le jus appliqué sur une partie de la toile, d’autres tons de cette même couleur se suggèrent d'eux-même. Puis, lorsqu’un équilibre apparaît, le but est de trouver quelle couleur peut justement le détruire. Et ainsi de suite. A un certain moment, une couleur en particulier change la direction de l’ensemble. La façon dont elle fait vibrer les autres mène le tableau dans un entre-deux où la composition ne représente plus quelque chose en particulier mais diffuse une atmosphère et offre différentes perspectives.

 

Z.S.: Il y a un lien entre cette atmosphère diffusée et la puissance affective dont sont dotés tes tableaux. Je pense au concept de “l’affect”, des intensités pré-conceptuelles et pré-individuelles qui traversent des corps humains et non-humains et qui informent notre expérience. Lorsque j’étais à ton atelier l’autre jour, tes tableaux ont provoqué en moi des sensations intenses, j’avais l’impression que les œuvres agissaient directement sur mon corps. Peux-tu parler de ce rapport affectif généré par tes œuvres ?

J.B.: Oui, la réaction du corps face à la peinture m’a toujours préoccupée. Certes, la peinture est une expérience visuelle, mais je pense que l'échelle d’un tableau et la façon dont ses couleurs vibrent agissent sur le corps également. Aussi, la manière dont on se place dans l’espace par rapport au tableau influe sur la manière de le percevoir physiquement. Je trouve les ballets de danse contemporaine très inspirants pour cette raison. Le dernier que j’ai été voir remonte à l’hiver dernier, quand le Théâtre National de Chaillot ouvrait le cycle “Centenaire de Merce Cunningham”. J’ai vu une version revisitée du ballet ‘Walkaround time” et la façon dont les danseurs évoluaient autour des œuvres placées sur scène m'a beaucoup marquée. Au fil de la pièce, les corps des danseurs se fatiguaient et l’on pouvait les voir transpirer tandis que les objets de Duchamp restaient impassibles, comme s’ils s'épuisaient face à eux, en tentant de trouver le bon angle pour leur répondre. Ces derniers temps, je regarde souvent (en vidéo) le Boléro chorégraphié par Maurice Béjart et dansé par Sylvie Guillem et le ballet de Tokyo. Je trouve ce spectacle très fort visuellement. Un grand piédestal rouge en forme de cercle est placé au milieu de la scène et la façon dont le corps de Guillem bouge me fait penser à une sorte d'incantation, comme si elle se nourrissait de la force de la couleur rouge ou, inversement, comme si celle-ci se diffusait à travers son corps. Le rapport entre couleur et corporalité est passionnant. Cela m’a paru encore plus évident en mars et avril derniers, lors du confinement. Pendant cette période, j'ai pu continuer à me rendre à l’atelier et j’ai travaillé sur plusieurs grands tableaux. Certaines couleurs sont alors devenues prédominantes, à l’instar du jaune et du rouge. Comme si la luminosité émise par ces couleurs était physiquement nécessaire, un peu comme une réaction inconsciente à la crise sanitaire. Une fois les tableaux finis, leurs réverbérations installent une certaine atmosphère dans l’atelier, comme s’ils fonctionnaient telles des sources de chaleur. A la fois en tant que présences affectives, tu l’as expérimenté, mais aussi comme agents visuels d’une sensation de chaleur. En tous cas, c’est ainsi que je les appréhendais sur le moment. Puis tu es venue visiter l’atelier et tu m’as fait part de ton ressenti. La question de l’affect est importante pour moi car je pense, comme toi, qu’il peut y avoir un contenu affectif dans une peinture et que cela se ressent physiquement lorsqu’on la regarde. A mon avis, cela s’allie avec la puissance inhérente aux couleurs. Ensembles, les deux forment quelque chose de charnel qui nous touche physiquement.

 

Z.S.: Je pense qu’il y a un lien entre ton utilisation des couleurs et cette “zone d'indiscernabilité” entre la figuration et l’abstraction dont tu as parlé tout à l’heure. Grâce à la variation des intensités crée par cette vibration de couleurs, le tableau saisit des forces non- humaines ou pré-personnelles affectives. Et c’est là que nous accédons à un lieu de transformation ou d’émergence, entre la figuration et l’abstraction, où rien n’est fixe mais en devenir. Peux-tu parler plus de cet espace de possibilités qui se crée ?

J.B.: J’aime bien l’idée d’un lieu d'émergence. Je trouve aussi que ça décrit bien le processus de dessin, en amont des peintures. Certains dessins se résument à quelques traits de crayons. Ils délimitent des zones, puis ces zones deviennent des formes. Elles sont rarement délimitées par un contour fermé. Comme si elles étaient en expansion, leur ultime limite étant le bord du châssis. Quand elles sont délimitées, ce sont souvent des ovales imparfaites et déformées. Je les vois comme l’étape avant la naissance d’une forme ou d’une figure. Un moment ou tout est encore informe avant que les choses ne soient figurées - comme tu l’as formulé : “Quand tout est dans un état de devenir”. J’aime bien penser cet espace de possibilités, selon tes mots, comme un terrain neutre. En peinture les couleurs changent la donne. Elles ancrent la composition dans un aspect plus figuratif. Le choix des couleurs recrée un lien avec la figure, puisque chaque couleur choisie correspond à une forme que j’ai déjà vue dans la nature. C’est pour ça que l’impression qu’il s’agit de paysages vient naturellement. Les sensations marquantes d’espaces indélimités et de couleurs vibrantes dans lesquelles je puise pour faire les tableaux sont des souvenirs de lieux que j’ai visités et au sein desquels j’ai pu capter ces “forces non-humaines” dont tu parles. Pour moi, elles constituent l’essence de la nature dans le sens où son origine, sa force et son éclat nous échappent et nous fascinent à la fois.

 

Untitled, 2020. Huile sur toile, 130×130 cm / 51 1/8×51 1/8 inches

 

 

Z.S.: Dans tes compositions, tu as développé des manières intéressantes de configurer l’espace. Aujourd’hui, grâce aux outils numériques, nous pouvons représenter l’espace d’une manière auparavant inimaginable. Y a-t-il un lien entre ce nouveau paradigme spatial à l’ère numérique et ta manière de concevoir l’espace dans tes tableaux ?

J.B.: Le fait d’avoir grandi dans les années 90 a pu influencer ma vision du monde et de l’espace. Les séries télé, les boucles infinies de clips sur les chaînes musicales, la musique portative et les jeux vidéos ont construit mon univers pendant des années. Tout cela est en lien avec l’idée de répétition. Les programmes télé sont enregistrés et rediffusés, on peut écouter une chanson à l’infini sur un MP3 et sauvegarder une partie de jeux vidéos pour que le personnage ne meure jamais. On a donc accès à différents espaces de manière infinie. Comme si l’on se trouvait au centre d’une constellation de possibilités. Aujourd’hui, cette sensation va encore plus loin. Lorsque je disais “atmosphère”, c’est une manière de faire référence à cette idée d’espaces infinis. Comme dans la réalité virtuelle, c’est surtout une atmosphère qui est créée. Evidemment, il y a la représentation 3D et ses lignes de fuites. Mais il me semble, que c’est une invitation à se projeter mentalement dans des espaces qui dépassent l'échelle humaine. Telle que je la conçois, la peinture est moins spectaculaire mais ce n’est pas péjoratif. D’une certaine façon, une couleur peut être perçue comme un espace infini.

 

Z.S.: Comme tu l’as évoqué, tes tableaux présentent des paysages mentaux, des espaces dans lesquels on voyage. Peux-tu développer sur ce point ?

J.B.: Pour continuer sur la couleur, je pense que c’est la façon dont les tons vibrent au sein d’un tableau qui permet de toucher la mémoire visuelle. La manière dont deux couleurs se répondent peut faire penser à un endroit visité auparavant, accompagné de toutes les pensées qui vont avec. L’année dernière lorsque j’ai voyagé dans le désert californien, je me rappelle d’un moment où je me suis arrêtée sur le bord de la route pour regarder une carte. En sortant de la voiture, j’ai vu que le paysage était rigoureusement plat à 180° et pouvait être résumé en 2D par une seule ligne, continue et infinie. Chaque lieu visité se grave de manière différente dans l’esprit, symbolisé par une forme, une couleur ou une odeur. Certaines couleurs me permettent de me rappeler d’endroits qui ont laissé une empreinte en moi, de me remémorer certaines pensées, puis de les intensifier ou de les magnifier, sans peindre leur apparence exacte. C’est aussi une façon de toucher du bout des doigts l’espace infini dont nous parlions, car il n’y a pas un nombre limité de pensées et de souvenirs.

 

Untitled, 2020. Huile sur toile, 130×130 cm / 51 1/8×51 1/8 inches

 

 

Z.S.: À propos de cette question de l’infini, dans tes tableaux, le temps te préoccupe autant que l’espace. Nous avons évoqué l’autre jour de ce phénomène contemporain du « temps intemporel », cette idée que la connectivité a mis fin à la séparation entre le temps personnel et le temps professionnel. Nous sommes obligés d’être multitâches car tout se passe simultanément. Je pense qu’à cause du virus, nous sommes encore plus plongés dans ce présent perpétuel. Peux-tu revenir sur ton travail sur le temps et sur cette simultanéité ?

J.B.: Effectivement, j’ai de plus en plus l’impression que le temps personnel et le temps professionnel se mélangent sans cesse. Pour moi, Instagram en est l’exemple. Tout dépend de comment on l’utilise, mais le moodboard du profil Instagram est un moyen visuel de montrer simultanément la multitude de facettes qui composent notre vie. Suivre plusieurs comptes sur Instagram, c’est comme regarder plusieurs réalités en même temps. Ce réseau social, je le vois comme un monde virtuel qui se déroule en simultané du nôtre. En un sens, c’est inspirant - même si sa vitesse est parfois suffocante. A une plus grande échelle, je pense qu'Internet fonctionne similairement. Avoir perpétuellement accès à ce monde simultané, à un si grand nombre d’archives et d’actualités interfère dans ma pratique d’atelier et change ma perception des images. La rétine reçoit tellement d’informations que certaines d'entre elles vont s’inscrire directement dans l’inconscient, puis émergent sous d’autres formes, dans un dessin ou une peinture. Finalement, un tableau est chargé de plein de références et cela consciemment ou non. Chaque strate, chaque teinte, renvoie à certaines images que j’ai regardées. Puis tout se superpose. C’est pour cela que je t’ai souvent parlé de temps cyclique et de présent perpétuel. En regardant un tableau fini, toutes les couleurs apparaissent sur un même plan puisque l’on est devant une surface. Des formes et des couleurs disparates, ajoutées à divers moments, apparaissent unifiées.Tout est vu ensemble, au même instant. C’est pour ça que j’ai l’impression que le tableau est toujours dans l’instant présent - et je trouve cette impression rédemptrice.

 

Z.S.: Je pense que le fait que tu aies choisi d’aborder un phénomène contemporain comme « le temps intemporel » à travers la peinture abstraite soulève des questions importantes. D’abord, comment la peinture abstraite s’insère dans le monde de l’art et dans le monde d’aujourd’hui en général ?

J.B.: Pour moi, peindre offre une échappatoire à l’écoulement du temps. Parce qu’un tableau n’a pas de durée - il ne se déroule pas dans le temps comme un morceau de musique, une vidéo ou une performance - il ne suit pas un temps linéaire. C’est comme une brèche sur une pellicule de film. Le présent du tableau reste le même, comme un moment qui s'étire indéfiniment alors que le présent perpétuel de la vie quotidienne est, selon mon impression, un moment immédiatement remplacé. Quand tu parles de “temps intemporel” comme phénomène contemporain, je comprends un temps qui se focalise sur la nouveauté continuelle et n’accepte pas la mortalité, ni la vieillesse. Comme un présent qui se renouvelle sans cesse. Au milieu de cette temporalité, je trouve que maintenir une pratique d’atelier et faire de la peinture amènent à percevoir le temps différemment. D’abord, le temps à l’atelier s’écoule autrement puisque qu’il n’y pas vraiment de tâches avec un début et une fin déterminés. Puis, ce que j'apprécie particulièrement dans le travail de formes plus abstraites, c’est qu’il n’y a jamais d’indice de temps. Il n’y a pas de récit ni de figure qui peuvent inscrire la composition dans une période historique - l'âge d’un personnage, une action en cours, un détail en arrière plan... Je considère la plupart de mes tableaux comme fluctuant entre figuration et abstraction. Ce qu’ils représentent n’est pas immédiatement identifiable. C’est ce caractère fluctuant qui, pour moi, les rend atemporels. Au sein du monde de l’art et du monde en général, les deux se complémentent, je pense que la peinture donne la liberté de ne pas suivre un temps systémique imposé.

 

Z.S.: Cela me fait penser à l’idée selon laquelle, aujourd’hui, les images sont comme des morts vivants ou des zombies qui persistent et reviennent. Elles sont comme des fantômes qui hantent nos écrans. À l’ère numérique, nous témoignons de la mort de la mort. Rien ne disparaît entièrement, tout est stocké éternellement.

J.B.: Je suis d’accord. Aujourd’hui, on a un accès non stop à Internet. Presque chaque personne est présente sur les réseaux sociaux ou dans les résultats des moteurs de recherche. On vit quotidiennement avec les images de personnalités mortes depuis longtemps, et à travers celles-ci, elles deviennent immortelles. J’ai l’impression que cette présence en ligne change mon rapport à la mort et à la disparition. Il y a aussi cette habitude de “rafraichir” ou de recharger sans cesse le fil d’actualité sur les applications mobiles. Cela nous rend obsédés par la nouveauté et ce qui va être publié, quand ce qui a été posté dix minutes auparavant nous semble déjà vieux et obsolète. Je pense que cette obsession pour la mise à jour, c’est le présent perpétuel dont on parlait précédemment, comme une série à épisodes qui n’a pas de fin. Des personnages disparaissent régulièrement, mais la série continue.

 

 

Untitled, 2020. Huile sur toile, 50×50 cm / 19 5/8×19 5/8 inches

 

 

Z.S.: Oui, et c’est dans ton exploration d’un espace-temps alternatif qu’on voit comment la peinture peut être un moyen de découvrir une réalité plus fondamentale que celle déterminée par les conventions sociales, l’idéologie ou les structures linguistiques. On revient au non- humain et cette idée que l’art peut saisir des forces pré-personnelles affectives qui sont d’habitude imperceptibles aux humains. À mon avis, c’est ici que l’art se distingue de la politique: il s’agit d’explorer des scénarios alternatifs, un champ de potentiel non-actualisé, au lieu de critiquer un état de choses existantes ou de proposer des solutions. Quelles sont tes pensées sur ce point ? Surtout aujourd’hui, dans ces temps tumultueux, quand l’art contemporain devient de plus en plus politique ?

J.B.: Je suis d’accord avec toi, je pense aussi que l’art rend possible l’exploration de scénarios alternatifs et permet surtout de les rendre visibles. Plutôt que de proposer des solutions, je pense qu’il s’agit d'ouvrir des voies de pensées et d’inviter à s’accorder des moments de réflexion. J’ai aussi l’intuition que l’art permet de toucher ces “forces pré-personnelles affectives”, comme tu l’as formulé. Lorsque que tu dis “forces pré-personnelles affectives”, je comprends : les forces présentes avant la formation d’une identité humaine. J’ai souvent l’impression que chaque pièce est, pour un artiste, la tentative de capturer ces forces, mais cela étant impossible, sa pièce finit par apparaître comme un extrait, un aperçu de quelque chose d’inatteignable. C’est ce qui rend beaucoup d’œuvres imparfaites, humaines et belles. Souvent, l’intensité d’une émotion, qu’elle soit plaisante ou douloureuse, est réveillée par un détail anodin ou un objet banal. Même si l’intensité est indescriptible, l’objet qui l’a provoqué reste apparemment anodin. C’est pourquoi j’aime le travail d’artistes que l’on pourrait qualifier d’hermétiques et d’ambigus. Je trouve que, justement, la sobriété et la nudité laissent place à beaucoup de choses puisqu’elles ne chargent pas le regard. Il n’y a pas une pensée imposée mais plein de pensées possibles. C’est ce que m’évoque la question du politique en art. Je trouve que la position d’un artiste peut se définir par de nombreux éléments qui ne sont pas immédiatement apparents dans le travail. Par exemple, les matériaux employés, les fournisseurs et autres collaborateurs auxquels il fait appel, l’échelle de ses pièces, les paramètres de leur exposition. Je pense que tous ces éléments comptent aujourd’hui. Je te parle souvent de la présence effective des tableaux au sein de l’espace d’exposition, certains ont une présence plus écrasante que d’autres du fait de leur matérialité. Je pense que la question politique se situe aussi à ce niveau. La présence d’une œuvre dans un endroit peut être dominante ou bien silencieuse, repoussante ou agressive...Quelle que soit son type de présence, c’est une position en soi. Aujourd’hui, dans l’actualité, on voit de plus en plus que ce ne sont pas toujours les voix les plus répandues, les plus puissantes et les plus fortes qui sont les plus justes. Cette remise en cause du pouvoir et des influenceurs est inspirante. C’est pourquoi je pense que rester intègre dans sa pratique est aussi une forme d’engagement, surtout quand celle-ci ne correspond aux critères imposés par les tendances dominantes.

 

Z.S.: Cette idée que le tableau est une exploration de scénarios possibles - cette ouverture de l’œuvre à un futur indéterminé - est manifeste dans ta nouvelle série de tableaux plus figuratifs qui s’inspirent des Tarots. Peux-tu me parler plus de cette série?

J.B.: C’est une série récente de petits tableaux figuratifs inspirés de l’imagerie des cartes du Tarot. En reprenant parfois l’esthétique des illustrations, mais sans modifier la composition, j’ai réinterprété chaque carte en me concentrant sur quelques éléments. L’idée était de s’éloigner de la narration pour donner plus d’importance à la matérialité de la peinture. 

Les tableaux restent figuratifs tout en contenant des parties où la couleur prend le pas sur le sens de l’image. La série est réalisée à l’huile sur des toiles enduites avec un mélange de colle et de poudre de blanc de Meudon, ce qui donne un aspect lisse à la surface de la toile, à l’inverse de mes autres tableaux dans lesquels la toile est plus poreuse. Cette surface très lisse et mate permet plus de minutie dans le dessin, ce qui était nécessaire pour aller dans les détails des iconographies. J’ai sélectionné certaines cartes pour leurs symboles et leur signification. Certains symboles sont très littéraux, comme des animaux qui représentent des présences divines. Malgré ce côté littéral, j’aime mieux rester dans une interprétation plus abstraite. Je conçois ces tableaux comme des pictogrammes, chacun d’eux renvoie à une idée ou un concept. Par exemple, il y a une carte intitulée “La roue de la fortune”. Parmi ses multiples références, je retiens l’idée principale selon laquelle un ordre donné peut être inversé à tout moment. C’est un scénario général qui peut s’appliquer à une situation politique, sociale ou émotionnelle. J’aime bien cette idée de garder en mémoire une image pour conceptualiser un problème. Lorsque les cartes sont tirées en rapport à un état de faits ou un status quo, chaque carte indique une facette différente du même problème. Il y une famille de notions attachée à chaque carte - comme la force, la résilience, la ruine, la dépendance... Une image ouvre un champ lexical. Selon moi, étudier cette famille de mots aide à déconstruire le status quo, à le briser en parcelles pour mieux le comprendre. Cela me fait penser à la simultanéité dont on a déjà parlé, dans le sens où chaque idée signifiée par une carte existe en simultané avec d’autres. Ainsi il y a toujours une alternative et donc la possibilité de remettre en cause un ordre donné. Il n’y a pas une seule version des faits mais plusieurs facteurs qui ont participé à ce que les faits se déroulent dans cet ordre. En ce sens, personne n’a raison ou tort.

 

Force (Strenght), 2020. Huile et cire sur toile, 30×30 cm / 11 6/8×11 6/8 inches

 

 

Z.S.: Dans ces tableaux inspirés des Tarots on voit des animaux et des espaces naturels. Même tes tableaux plus abstraits peuvent être vus comme des paysages. Cela soulève la question de la représentation de la nature par l’art (souvent considéré un produit de la culture humaine). La culture occidentale a imposé une distinction entre le monde naturel non-humain et le monde culturel humain mais la nature et la culture ne sont pas divisées de la même manière dans toutes les cultures et la frontière ne correspond pas partout à l’opposition entre humain et non-humain. Je pense qu’il y a un lien avec l’absence de séparation entre la figuration et l’abstraction que tu as observée au Brésil. Es-tu influencée par la pensée non- anthropocentrique de certaines cultures non-occidentales ?

J.B.: Il me semble que la façon dont nature et culture s'entrelacent change parfois la perception de ce qui est abstrait et figuratif. Par exemple, des motifs qui nous paraissent abstraits à nous, occidentaux, sont, pour certaines cultures non-occidentales, l'incarnation de divinités ou bien d’esprits. Ainsi, quand je regarde l’art et l’artisanat non-occidental, je remarque que pour signifier la présence du non-humain, l’abstraction est souvent utilisée. Ce n’est pas la façon dont je perçois mon travail, mais il y a peut-être un rapprochement à faire lorsqu’on parle du non-humain dans la peinture abstraite. Quand j’essaie de définir ce que pourrait être cette présence non-humaine en peinture, j’en reviens à la matérialité de ce médium et donc à la couleur. Ce qui participe à l’aspect d’une couleur et façonne la manière dont elle se diffuse est sa matérialité. En peinture, le type de toile, la texture de l’enduit, la viscosité de la peinture et les médiums auxquels elle est mélangée - pour la rendre plus mate ou plus satinée - sont les outils pour fabriquer une surface colorée. Selon moi, l’absence de figure permet de se connecter à l’authenticité de ces matériaux et de les apprécier pour leur réalité. Les pigments de couleurs 

sont extraits de la nature et viennent principalement de minéraux et de végétaux. Je trouve ça inspirant de connaître l’histoire de ces roches et de ces plantes. Cela influence ma pratique dans la façon de choisir mes couleurs. Par exemple, je préfère utiliser principalement des couleurs qui ne sont pas déjà issues de mélanges - comme le jaune primaire et le bleu outremer - puis les transformer en y ajoutant d’autres teintes originales comme le blanc de titane ou la terre de Sienne. Être consciente de ce lien permanent avec la nature est une façon d'ancrer mon travail dans la tangibilité du monde. Cela me place en second plan, dans le sens où j’utilise une substance déjà présente dans l’univers et qui précède l’existence humaine. Je pense que cette position se rapproche d'une pensée non-anthropocentrique selon laquelle, en tant qu’humains, notre existence est dépendante de la conservation de notre environnement et que cet environnement est une entité vivante avec laquelle il faut cohabiter, sans la dominer, ni la détruire. Mais tout en constatant que son échelle nous est supérieure. En ce sens, je me dis que, puisque nous sommes les habitants d’un univers qui nous dépasse, l’art est souvent une façon d'humaniser cette immensité pour mieux l’assimiler - la mettre à notre échelle, en fait. C’est pour ça que je te disais que j’ai parfois l’impression que la production d’un artiste est un extrait visuel de quelque chose d’impalpable. Les pratiques de certains artistes avec lesquels j’ai travaillé s'articulent autour de la miniaturisation comme processus artistique pour réduire à taille humaine quelque chose d’une grandeur insoutenable - l’intensité trop puissante d’une douleur, l’information continue, une émotion trop présente, l’ampleur du monde en général. Sans forcément ancrer mon travail dans une attitude non-anthropocentrique, je pense qu’il

peut y avoir certains liens entre le fait de reconnaître et d’accepter les limites et celui d’être humain et de travailler sur les perceptions que cela implique. Je suis de plus en plus amenée à considérer ma pratique de cette manière, par le choix des matériaux, le choix de la taille de mes tableaux, le choix de faire de la peinture en général.

 

Lune (Moon), 2020. Huile et cire sur toile, 30×30 cm / 11 6/8×11 6/8 inches

 

 


 

 

Zoe Stillpass is an American art historian based in Paris. In 2018, she obtained her Ph.D. in the history and theory of art from the École des Hautes Études en Sciences Sociales in Paris (EHESS). Her research focuses on artistic practices that, since the late twentieth century, have called attention to non-human agency. She regularly contributes to international contemporary art magazines and exhibition catalogs. She also teaches a seminar entitled “History of Contemporary Ideas” in the MFA program at the École Cantonale d’Art de Lausanne (ÉCAL). 

 

Julie Beaufils was born in France in 1987. She lives and works in Paris. Beaufils studied at the Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts in Paris and at University of Southern California’s Roski School of Art in Los Angeles. She has exhibited in various galleries and institutions such as Balice Hertling, Paris ; Mendes Wood DM, Sao Paolo ; La Kunsthalle, Mulhouse ; Overduin & Co, Los Angeles ; Fondation d’Entreprise Ricard, Paris amongst others.